Le jour où la cathédrale a brûlé

Conte paru sur remue.net.

1973. Peut-être avant. Ce serait facile à vérifier. Qu’importe. Disons que j’avais dans les 26 ans. Jérôme était tout petit. Il me semble qu’il marchait à peine. Ce serait très facile à vérifier.

Nous habitions en plein centre. L’époque bénie où l’on faisait tout à pied. Bien sûr c’était trop petit et Cécile disait que ça devenait impossible. Moi, je faisais la sourde oreille : je n’avais pas vraiment envie de bouger, je n’en voyais pas la nécessité. Il faut dire que je n’ai jamais eu l’esprit pratique. Bien sûr Cécile avait raison, à quatre c’était vraiment serré, mais ça ne me gênait pas. Non, ça ne me gênait pas ! Et pourtant, parfois, j’étouffais.

Ce qu’il y a, c’est qu’il n’y avait pas de problèmes pour sortir, vu qu’on était en pleine ville. Lorsque je n’en pouvais plus, je claquais la porte et j’étais tout de suite au centre de tout, c’était facile d’oublier. Seulement, je ne me rendais pas compte que j’avais quelque chose à oublier. Je ne voyais rien à l’époque, je ne me rendais compte de rien. Je ne voulais pas me rendre compte, je ne voyais même pas que j’étais égoïste. Quand je sortais, j’étais loin de me dire : je laisse Cécile et les deux enfants. En fait je ne me disais rien du tout. J’avais juste besoin de sortir. Je voyais juste que j’étais en train d’étouffer. Mais c’est sûr que je ne me disais rien du tout. Je ne savais même pas que j’avais quelque chose à me dire.

Le malheur. On ne le voit pas venir. Alors c’est facile de le laisser entrer. C’est d’autant plus facile qu’on a tout pour être heureux. On a tout, pourquoi ne serait-on pas heureux ? On n’a pas le droit d’être malheureux. On n’a pas le droit de se plaindre. D’ailleurs de quoi se plaindrait-on ? En toute bonne foi on pense qu’on est heureux, on le dit et on le répète. J’ai une femme, j’ai deux enfants, pourrais-je espérer mieux ? Un plus grand appartement ? Pourquoi aurais-je voulu un plus grand appartement ? On était bien là où on était. Non seulement on était en plein centre mais on avait des voisins sympas, très sympas, ils avaient même une petite fille qui avait l’âge de Camille. Les a-t-on jamais invités ? Ce n’était pas la peine, les gamines étaient toujours fourrées ensemble. Alors nous aussi on était fourrés ensemble. On ne se posait pas de questions. Quand on est jeune on ne se pose pas de questions. Alors évidemment on ne cherche pas de réponses. Si parfois on a l’impression d’étouffer, on croit que c’est à cause de la promiscuité, et pourtant, on ne fait rien pour changer. Pire : on dit que la promiscuité nous est agréable ! On aime être avec les enfants, on aime être avec les voisins, non, absolument, ça ne nous gêne pas d’être serrés ! On sait vaguement que ce n’est pas la vérité, que du moins ce n’est pas toute la vérité, rien que la vérité, mais en son âme et conscience on n’arrive pas à se l’avouer.

Il se trouve qu’on est si mal qu’on est tout à fait incapable de s’en rendre compte. C’est fou, mais il paraît que c’est commun. On préfère vivre dans le malheur plutôt que reconnaître qu’on n’est pas heureux. Il paraît que beaucoup de gens vivent ainsi, beaucoup plus qu’on ne croit. Mais moi je dis que c’est plus compliqué. Moi je dis qu’on peut être heureux et malheureux à la fois. Il me semble que les gens vivent comme ça, même s’il n’y a personne pour le dire. Si c’est difficile à dire, c’est sans doute parce que le bonheur l’emporte. C’est peut-être optimiste comme point de vue mais il me semble que même si on est construit sur un fond de tristesse, le bonheur de vivre avec quelqu’un vous fait automatiquement aller mieux. Même si ce n’est pas toujours facile, le fait d’avoir une famille vous met du côté de la vie. On ne pense pas à la mort lorsqu’on a une famille. On ne se permet pas d’y penser. On fait comme si la mort ne devait jamais arriver. Et pourtant, la vie, c’est la mort. Comme on ne peut pas tout vivre, on est obligé de renoncer à beaucoup de vies possibles. On est obligé de les laisser mourir, ces vies toutes plus impossibles les unes que les autres. Sauf qu’on ne les voit pas mourir. On est trop accaparé par notre vie unique pour réaliser que la mort est déjà au travail, en nous, tout au fond, à l’abri des regards indiscrets, elle travaille comme si de rien n’était. En réalité, elle bénéficie de nos secrets. La mort est pour nous une vraie complice.

Le merveilleux avec nos voisins, c’est qu’ils étaient à notre image. Non seulement Camille avait le même âge que la petite Blandine mais Charlotte ressemblait à Céline et, ma foi, Patrice était exactement comme moi. On avait tout pour s’entendre et d’ailleurs on s’entendait à merveille. C’était très agréable. On aurait pu même dire que c’était très confortable si ce n’avait pas été aussi troublant.

Ils habitaient sur le même palier, de l’autre côté de l’escalier, la porte d’en face. Leur appartement faisait en quelque sorte miroir avec le nôtre. Chez eux, c’était tout comme chez nous mais inversé. Ils avaient les mêmes goûts. On écoutait la même musique. On formait en réalité une grande famille. Le palier était une sorte de grand couloir. Et cependant, il y avait quelque chose qui n’allait pas.

Le hic, c’était Jérôme. Chez les voisins il n’y avait pas de Jérôme, et Jérôme n’était pas content. Il pleurait, il criait, à tous moments il interrompait notre sensation de bien-être, et ça créait une tension entre Céline et moi. Il me semblait que Patrice et Charlotte avaient du mal avec Jérôme. Je me sentais coupable de leur imposer ça. Les pleurs, les cris, je ne supportais pas. Il m’est arrivé plus d’une fois de sortir et d’entraîner Patrice à ma suite. Je lui disais que ça ne pouvait pas continuer ainsi. Il me répondait qu’il ne voyait pas pourquoi. Il affirmait que c’était normal. Un môme, ça crie, ça pleure ! Il ne voyait pas pourquoi ça me mettait dans un tel état. Je lui disais alors que je me sentais coupable. Coupable de quoi ? Il ne comprenait pas. Moi-même j’avais du mal à comprendre ce que je venais de sortir. N’empêche que je me sentais coupable. On peut n’avoir rien fait de mal et toutefois n’être pas à l’aise avec sa conscience. Force est de constater que c’était mon cas.

Toujours est-il que je ne me sentais pas bien mais que je ne le disais pas. Je ne disais pas que je n’arrivais pas à dormir. Ça ne me semblait pas important. Je croyais que ça allait passer. Je croyais que c’était la faute de Jérôme. Jérôme ne faisait pas ses nuits et il était somme toute logique que moi non plus je ne les fasse pas. A cause de lui j’avais pris l’habitude de mal dormir, de penser à tout et à rien. Je me disais que Jérôme finirait par faire ses nuits et que je pourrais à nouveau dormir. Sauf que Jérôme avait fini par les faire sans moi. J’avais honte de ça. J’avais honte de penser à des choses que je ne maîtrisais pas. J’avais tellement honte que c’était comme si mes pensées ne m’appartenaient pas. Elles faisaient partie de la nuit, elles n’avaient rien à faire avec moi. Elles appartenaient si bien à la nuit qu’en quelque sorte je ne les reconnaissais pas. J’aurais été sans doute bien incapable de dire à quoi je pensais si tout d’un coup dans le noir quelqu’un m’avait posé la question. Je n’aurais pas pu le dire et ça me rendait carrément coupable. Aussi, comment aurais-je pu avouer que je ne dormais pas ?

Céline s’était mise en tête d’habituer Jérôme à l’eau. Charlotte et Patrice trouvaient que c’était une bonne idée et nous avions pris l’habitude d’aller ensemble à la piscine. Tous les dimanches matins. Camille et Blandine adoraient ça.

Céline disait que Charlotte et Patrice formaient un très beau couple et je devais avouer que c’était vrai. Cependant, ajoutait-elle en riant, pas aussi beau que nous ! Je savais qu’elle ajoutait ça simplement pour rire, que pour elle ça n’avait pas d’importance, et sans que je sache pourquoi ça me faisait comme un pincement au cœur.

Je n’aimais pas nager mais je ne détestais pas aller à la piscine. Il y avait là-bas une ambiance étrange, un peu ouatée. J’avais l’impression que pendant un peu plus d’une heure notre vie était mise entre parenthèses, comme si l’odeur prononcée de chlore n’était là que pour nous endormir. De fait, à partir du moment où nous entrions dans le bâtiment, tout se déroulait comme en rêve. Je voyais les femmes et les enfants partir d’un côté et je suivais Patrice qui s’en allait vers l’autre. On se déshabillait en silence. Puis, toujours moi derrière lui, on traversait le petit bassin avant d’arriver à la piscine où à cette heure matinale il n’y avait pour ainsi dire personne, si bien que nous avions l’impression de l’avoir rien que pour nous. Femmes et enfants étant toujours en retard, Patrice plongeait aussitôt et je plongeais à sa suite. Nous nagions en silence. Nos bras entraient dans l’eau avec l’évidence d’une conscience pénétrant une pensée pour l’orienter selon son désir. Nous touchions le mur en même temps.

Un matin, je me réveillai avec des dizaines de verrues plantaires. Je ne pouvais marcher que sur la pointe des pieds. Le médecin me conseilla de me les faire conjurer. Je réussis à obtenir une adresse à Saint-Sébastien-sur-Loire. Une vieille dame, la mère d’un maraîcher.

Je pris un taxi. Je crois me souvenir qu’il faisait grand soleil. Froid, sans doute, car passant devant chez LU la chaleur du parfum des petits-beurres par contraste m’enjoignit à me blottir au fond du taxi où je ne résistai pas à fermer les yeux. Peu m’importait le chauffeur. Les yeux fermés, je savais que nous traversions un pont puis un autre. Il était bon de se laisser aller, de penser à tout et à rien. J’avais la sensation d’être calfeutré au cœur de mon malaise, et j’y étais si bien qu’il n’était pas du tout question d’en sortir. Il y a un mot pour ça : on dit qu’on se vautre dans le malheur. Eh bien, soit, pensais-je, je me vautre ! Ma raison ne parvenait pas à me juger. Bien loin de penser à ma femme et à mes enfants, je m’enfonçais délicieusement dans l’irrationnel. Une force inconnue allait tout à l’heure décider pour moi si j’allais marcher autrement que sur la pointe des pieds, si j’allais pouvoir à nouveau avancer d’un pas ferme comme font tous les gens qui n’ont rien à se reprocher.

Vous venez de Nantes ? Comment me connaissez-vous ? Comment que ça se fait que c’est moi que vous venez voir ? La vieille femme avait un air suspicieux et je crus comprendre que mes réponses à ces questions banales recelaient pour elle quelque chose d’essentiel. Seulement, elle parut ne pas prêter attention à mes réponses, me demanda de me déchausser, s’installa sur un pouf, m’indiqua le pouf opposé, s’empara d’un pied puis de l’autre, appliqua ses doigts sur mes verrues tout en marmonnant quelque chose, me dit que c’était fini, refusa de se faire payer. Je ne la crus guère lorsque sur le pas de la porte elle m’annonça que le lendemain tout serait oublié. De surcroît, j’oubliai de la remercier, nos regards se portant soudain sur un incendie lointain, une énorme fumée : là-bas, vers Nantes, un grand bâtiment —un immeuble— était en train de bruler.

Je remontai dans le taxi. Le chauffeur était tout excité.

En passant le premier pont, nous nous rendîmes compte que ce ne pouvait être un immeuble, que c’était plus loin que nous l’avions cru, que c’était à Nantes même, au bout, tout au bout de la ligne de ponts. Alors —aussi absurde que cela paraisse, car nous habitions de l’autre côté de la ville— je pensai à ma femme et à mes enfants. Je pensai à eux avec une précision extrême, comme si au lieu d’en être l’objet ils étaient ma pensée même, comme si à nous quatre nous n’avions plus qu’un seul cerveau. En réalité ils étaient ma vie, réellement ma chair et mon sang. D’intenses pulsations venaient secouer ma nuque et m’obligeaient à garder les yeux grands ouverts. Mes pupilles hallucinées étaient fixées sur les flammes au-dessous de l’immense panache de fumée. J’avais très chaud, et la folle impression d’être à la portée des flammes. Nous arrivions près du second pont quand le chauffeur cria : C’est le château ! Mais aussitôt après je compris que c’était la cathédrale. On voyait distinctement la charpente du toit. On voyait la fournaise ne faire qu’une avec la charpente. Mon cœur se mit à battre violemment lorsque Patrice apparut au cœur de la fournaise. Que venait-il faire là ? Il me fixait droit dans les yeux comme s’il voulait me faire comprendre quelque chose, comme s’il n’en pouvait plus de devoir se battre avec ma conscience endormie, comme si pour lui la seule façon de me réveiller était de se glisser entre les flammes afin de m’obliger à regarder en face le danger qui nous guettait. Puis il baissa les yeux et je vis qu’il tenait dans ses mains une balance dont le fléau ne cessait de basculer d’un côté et de l’autre. Je ne voyais pas précisément ce qu’il y avait sur les plateaux, ou plutôt je me gardai d’enregistrer ce que je voyais. Par contre j’eus la certitude que toutes choses n’étaient pas égales mais que par malheur, en ce moment précis, pour ma conscience aveugle elles se valaient toutes, si bien que j’étais incapable de décider vers quel côté pencher. Il me semblait pourtant qu’il y allait de ma vie, que ma vie ne serait pas remplie correctement si je me trompais de plateau, et que je la perdrais, que je m’étiolerais, si je ne parvenais pas à faire un avec moi-même, si je n’accordais pas mes pensées du jour avec celles de la nuit. Patrice releva les yeux qu’il planta à nouveau dans les miens, et je sus de source sûre que j’étais amoureux.

 

Nous passions le second pont, quand brusquement le toit de la cathédrale s’affaissa. J’eus un instant la conviction que tout mon univers s’écroulait : il me semblait que plus jamais je ne me sentirais à l’abri dans mes pensées. Mais une conviction plus intime encore me fit me ressaisir. J’entendis soudain les cris de Jérôme, les pleurs de Jérôme, et ce fut comme si je me réveillais. Dans dix minutes, me disais-je, je serai à nouveau avec ma femme et mes enfants. Alors moi-même je me mis à pleurer.

Le chauffeur crut que c’était à cause de la cathédrale.

24 octobre 2019