Nerfitheha | La Révolution en rêve
Performance Nerfitheha effectuée à Paris Belleville lors du festival street art et littérature Général Instin 2013.
Les textes ont initialement parus sur le site Textopoly dont un extrait est publié dans Général Instin, Anthologie, aux éditions Remue.net | Othello | Le nouvel Attila.
La Révolution en rêve
(texte vert)
C’est un matin blanc et triste. C’est un réveil de plus dans un univers morose où il ne se passe jamais rien qui mériterait d’être rêvé.
Il aurait dû se douter que sur la place d’armes il ne rencontrerait âme qui vive, ne serait-ce qu’une personne prête à se joindre à lui, prompte à lui porter main forte, à répondre présent lorsque viendra le grand soir. Il aurait dû se douter, ici-bas tout le monde a renoncé.
Mais c’est plus fort que lui : il a fallu qu’il vérifie, il s’est même dépêché pour aller voir, pressé qu’il était de confirmer les dires de son rêve. Il faut croire qu’il est encore plein d’illusions.
On ne se refait pas. Une fois fait, l’homme va toujours jusqu’au bout de lui-même. Surtout Instin. Le général a toujours été homme à savoir sans savoir, à savoir d’évidence, comme ça —la connaissance à bout de nez, primitive peut-être, mais bien réelle, solide et affirmée, en action prête à être transformée. Instin ne peut comme ça renoncer à la révolution. C’est son but, c’est sa fonction. Peut-on imaginer la terre renoncer à tourner autour du soleil ?
Mais voilà, le cercle est vide. Là-dedans, aucun soldat n’a répondu à l’appel, aucun ne se tient au garde-à-vous, aucun ne lui présente ses armes. C’est certain, un matin qui commence ainsi ne peut se terminer en grand soir. C’est décevant, mais en même temps bien sûr c’est rassurant. Instin n’a pas aimé la fin de son rêve. Il n’a pas apprécié l’enchaînement des événements. Bien sûr ce n’était qu’un rêve, mais il est dans la nature d’Instin de confondre rêve et pressentiment. Donc c’est plutôt un soulagement, même si ça ne fait pas du tout les affaires de la révolution.
Le général pousse un soupir. Tout de même, n’est-il pas au monde de meilleur endroit que cette place ronde pour commencer la révolution ? Quel gâchis ! Quelle désillusion ! Le monde n’est plus ce qu’il était, décidément il ne tourne pas rond.
Dire qu’il y a cru, qu’il a même pris soin tout à l’heure de passer par la voie clandestine, par ces souterrains que seuls ses soldats connaissaient. Seuls ses gars —comme il les appelait— auraient pu le surprendre en tenue d’apparat, se faufilant dans ce labyrinthe —pour un étranger, inextricable— dans cet obscur réseau reliant la place d’armes à sa villa. Mais où sont-ils maintenant, ces hommes qui lui obéissaient à la voix et à l’œil, qui sur un signe secret se seraient lancés en aveugles, seraient morts pour lui sans comprendre ni pourquoi ni comment ? Aujourd’hui, ces hommes, existent-ils encore?
Tout à l’heure il a quitté son lit aussi vite qu’il a pu. Dans la chambre sombre, il a tâté pour trouver son armoire. Dans la villa on ne peut plus silencieuse, il a sorti religieusement son uniforme de parade.
Depuis longtemps déjà Instin est sourd et presque aveugle. Il n’a pas entendu la montre tomber de la poche du pantalon. Il n’a pas vu que son costume était usé, élimé. A certains endroits, du tissu on ne voit que la trame.
Habillé de pied en cap, il s’est dirigé vers la cave, heurtant au passage les chaises encombrant les couloirs, ces chaises où de temps à autre il a besoin de s’asseoir. Le général n’est plus ce qu’il était. Il le sait. Parfois il se dit à mi-voix : le monde n’a que faire d’un vieux soldat. Mais il ne s’écoute pas. Ou peut-être, tout simplement : il ne s’entend pas.
Il a quitté son lit aussi vite qu’il a pu, il ne voulait pas se rendormir, il ne voulait pas retrouver son cauchemar.
Cela avait pourtant bien commencé. Il avait rêvé que la révolution était en marche. Ça y était ! Sur la place d’armes ses gars défilaient baïonnette au canon. C’était une jolie parade. Chacun tenait parfaitement sa place. Les baïonnettes étaient à la distance réglementaire des yeux des camarades. Le monde allait enfin changer. On allait voir ce qu’on allait voir.
Et puis, soudain, sur la place, presque sans prévenir, c’est le vent qui avait changé. Les soldats aussitôt s’étaient immobilisés. Pétrifiés par le doute, ils étaient restés longtemps indécis. Et puis, tout aussi soudainement, comme des girouettes ils avaient fait volte-face.
Parfois les supporters dans les stades lentement font une vague. C’était un peu ce qui se produisait. Le volte-face semblait se propager d’un soldat à un autre. Le premier soldat se tournait. Sa baïonnette allait s’enfoncer dans l’œil droit de son camarade qui à son tour se tournait. Sa baïonnette allait s’enfoncer dans l’œil droit de son camarade qui à son tour se tournait…
Tous les soldats y passèrent. La place d’armes fut bientôt rouge de sang. Un véritable carnage ! A peine commencée la révolution s’achevait lamentablement. Déjà on ne voyait plus très bien ce qu’on aurait dû voir.
Instin se sent impuissant. Instin se sait inutile. Malgré tout, sur la place vide, il continue sa ronde, à sa manière titubante il fait sa révolution. Le cercle est parfait, il n’y a rien à dire. C’est ce que confirmera le gardien de l’asile : Si tous les petits vieux étaient comme ça, ce serait vraiment tranquille, c’est pas lui qui irait me mettre le foutoir, non, vraiment, il n’y a rien à dire ! C’est ça, la philosophie du gardien : tant que le vieux tournera rond, le monde sera bien tranquille. Le cercle est parfait, ça forme un beau vide.
C’est sans compter avec le coup du vent qui sur l’asile vient de se lever et qui brusquement soulève la poussière —brisant le cercle— puis la disperse aux quatre coins de la cour qui finalement est moins ronde qu’elle n’en avait l’air, qui finalement n’est peut-être pas le lieu rêvé pour commencer une révolution.
Un rêve est-il une solution ?
(texte jaune)
L’impression est bizarre.
On dit : retrouver ses esprits. Déjà, il y aurait donc plusieurs esprits. Pourquoi pas ? Plusieurs esprits plutôt qu’un seul, plusieurs, ce ne serait guère plus étonnant qu’un seul. Et puis, on pourrait donc les perdre, les égarer, et tout à coup, probablement par la grâce du Saint-Esprit, les retrouver.
L’impression est bizarre.
Instin, que vient faire dans ta tête le Saint-Esprit ?
En tout cas, Instin, c’est comme si tu venais de prendre un passage entre deux mondes, un passage incertain, rempli de brouillard.
Pendant un instant, tu n’as plus rien vu, tu n’as plus rien entendu —le brouillard complet— et puis tu t’es retrouvé dans cette chambre, cette pauvre chambre, misérable, sordide, livrée tout entière au quotidien, à la répétition du quotidien, à ces heures qui n’avancent pas, à ce train-train qui te fige. Tu es désormais prisonnier de la poussière qui semble-t-il s’est installée pour des siècles. Tu ne sais pas comment réagir, tu ne sais pas du tout quoi faire. Et cependant tu crains que le futur ne soit tout bonnement l’âge de la poussière.
On est loin de la révolution.
La révolution maintenant t’apparaît comme un rêve.
A l’instant, il y avait une place, il y avait des soldats, il y avait des baïonnettes, il y avait du sang. A l’instant la place était rouge, mais —tu le vois bien maintenant— ce n’était qu’une illusion. Après la place rouge il y a eu le brouillard, et maintenant cette chambre, et maintenant ce lit où tu reposes, non, où tu t’ennuies, où tu t’ennuies à mourir.
Tu voudrais te lever mais deux femmes t’en empêchent.
Les femmes, elle disent : Ne vous agitez pas comme ça !
Tu leur réponds : Je voudrais me lever.
Elles te disent encore : Ne vous agitez pas comme ça, vous n’avez pas le droit de vous lever.
Tu dis d’une voix timide : Il est interdit d’interdire.
Elles rigolent. Elles affirment que tu es trop vieux pour jouer à ce jeu-là, que ce n’est plus de ton âge.
Trop vieux, qu’est-ce que cela veut dire ?
L’impression est bizarre.
A l’instant, tu étais jeune. A l’instant, tu étais avec tes soldats.
Le temps est passé à une vitesse telle que tu n’as rien pu maîtriser, que tu n’as rien vu passer. Le train est passé à une vitesse telle que tu n’as pas su le prendre en marche.
Des gens agitaient des drapeaux rouges aux fenêtres des wagons. Tu te souviens d’une foule en liesse, d’une joie communicative, d’un espoir insensé.
Tu as à peine eu le temps de les voir, déjà le train était passé, déjà ce n’était plus qu’un rêve.
Tu t’es retrouvé seul comme un con.
Comme maintenant tu es seul dans ce lit.
Seul, pas tout à fait, des femmes se moquent de toi.
Elles disent que c’est l’heure de ta piqûre. Elles disent que tu vas trouver un repos bien mérité.
Elles ajoutent : Allons, mon général, soyez raisonnable, ne vous agitez pas comme ça !
Comme si tu t’agitais ! Comme si tu n’étais pas raisonnable !
Allons, continuent-elles, serrez le poing !
Tu serres le poing, que peux-tu faire d’autre ? Dans un murmure, tu dis : La lutte continue.
Tu vas à nouveau connaître le brouillard.
A nouveau tu vas prendre ce passage où peu à peu tu vas oublier ta vie, où peu à peu le rêve va s’installer.
Tu pourras à ta guise rêver de révolution, qui pourra t’en empêcher ?
Personne.
C’est déjà ça, mais est-ce une solution ?
Si tu avais le courage de te lever, ou plutôt si tu en avais la force, si en toi tu trouvais la force de repousser ces bras de femmes, tu sais bien alors ce que tu ferais.
Tu quitterais cette vie de merde, oui, tu quitterais cette villa de merde.
Tu prendrais par les souterrains, par les chemins détournés de l’underground, par cette voie marginale et obscure où tu t’enfoncerais, où tu persisterais vaille que vaille, où tu prendrais enfin ta vie en charge, courbé mais résolu, avec comme seule lumière pour te guider cette petite étincelle à laquelle à aucun prix tu ne voudrais renoncer, qui te semblerait ta vie même.
Oui, c’est ce que tu ferais. Tu ferais cela et un jour tu finirais par remonter, par déboucher sur une place où alors tu prendrais les armes, où alors tu montrerais à tous ce dont tu es capable, où devant tous tu prouverais que tu peux jouer à ce jeu-là, que c’est vraiment de ton âge !
Ce serait bien.
Comme quoi, retrouver ses esprits, tous ses esprits, c’est déjà quelque chose. Mais ne pas les perdre, ce serait encore mieux.
Ce serait encore mieux de ne pas les perdre du tout et de rêver tout haut, de rêver en vrai, de faire de son rêve une réalité. Un homme ne saurait se passer de faire de son rêve une réalité. Il ne saurait s’en passer sous peine de voir sa vie défiler. Sous peine de se retrouver sur un quai de gare.
Les wagons ont défilé —la joie et l’espoir avec— et maintenant le train n’est plus qu’un petit point à l’horizon. Sur ce quai maintenant tu es seul comme un con.
Ce serait bien que ce ne soit pas la réalité.
Sombre évolution
(texte orange)
Maintenant, toutes les nuits il prenait le chemin de la révolution.
Maintenant, toutes les nuits il rejoignait le même rêve.
Maintenant, ici, dans son rêve, toujours et encore la révolution.
Toujours et encore la descente à pas de loup dans le souterrain.
Toujours et encore ce sombre boyau où il avance tant bien que mal.
Toujours, encore, cette incertitude, cette inquiétude, la peur de ne pas s’en sortir, de ne pas y arriver.
La peur de ne pas remonter à la surface.
Ou la peur d’arriver trop tard.
Trop tard, mon général, la révolution est
Trop tard, encore une fois vous avez échoué.
C’est le problème avec les souterrains.
Il faut savoir s’y reconnaître, il faut savoir s’y diriger, il faut savoir ne pas s’y perdre.
Instin le sait, mais son savoir est inutile. Ce n’est pas ça qui l’aide à avancer, au contraire ça ne fait que renforcer la peur de se tromper.
Quel chemin ? A gauche ? A droite ?
Il ne choisit pas vraiment. Son rêve choisit pour lui. Son rêve le mène où bon lui semble.
Et toujours il échoue. Au moment où il va déboucher, c’est toujours la catastrophe. Cela finit toujours par un bain de sang.
Adieu la révolution !
Ce serait bien qu’à un moment le souterrain ne soit pas une fatalité.
Ce serait bien qu’à un moment il se transforme en autre chose. Une rue, par exemple. Une rue en plein jour.
Ce serait bien. Et ce n’est pas impossible, c’est déjà arrivé.
C’est déjà arrivé que le souterrain se transforme soudain en rue familière, en rue parisienne, en rue où il a habité. Cette rue a beau ressembler à n’importe quelle autre, toujours Instin reconnaît cette rue. Il y a des détails qui ne trompent pas. Instin peut les toucher du doigt. Il peut se dire : Ça y est, nous y voilà !
C’est une rue où il a le sentiment que tout peut commencer. Il a l’impression que dans cette rue, d’un instant à l’autre, ça va bouger, ça va s’animer.
Voilà une rue où une révolution peut commencer.
Instin le sait, Instin le sent. Il y a des signes qui ne trompent pas.
Il voit les gens s’agiter, il voit les gens courir à gauche et à droite.
Il voit les gens porter des chaises, il voit les gens porter des armoires.
Il voit les gens monter des barricades.
Il voit les gens monter sur ces barricades.
Il voit les drapeaux rouges s’agiter.
Il voit les gens disjoindre les pavés.
Il voit s’élever les tas de pavés.
Il se dit que ça commence.
Il se dit que son rêve est en train de se réaliser.
Mais voilà, le rêve a décidé encore une fois de se transformer.
Le rêve fait ce qu’il veut et Instin est obligé de le suivre.
Instin est obligé d’avancer.
Instin est obligé de laisser derrière lui les barricades.
C’est toujours la même rue et pourtant l’atmosphère a changé. La rue est toujours aussi familière mais l’étrangeté est en train de l’emporter, d’emporter le familier vers des contrées lointaines, inquiétantes, inhospitalières.
C’est toujours la même rue mais ce n’est plus la foule en liesse.
La foule ne bouge plus, dorénavant elle est étendue sur les trottoirs.
Les gens semblent prostrés, les gens semblent dormir.
D’un instant à l’autre, ce n’est plus une rue parisienne.
D’un instant à l’autre, c’est le bidonville de Bombay.
Les gens dorment là parce qu’ils n’ont pas d’autre endroit où dormir.
Il y a une odeur infernale et Instin se pince le nez.
Parmi les gens, il y en a un qui vient de lever la tête et qui le regarde se pincer le nez.
Il y en a un autre qui vient de lever la tête et qui le regarde se pincer le nez.
Bientôt ils lèvent tous la tête, tous le regardent se pincer le nez.
Ils regardent sans regarder, ils regardent Instin comme s’il n’était pas de ce monde, ou plutôt, comme s’il n’était pas de leur monde.
Soudain, Instin a peur. Soudain, il a l’impression d’étouffer.
Il voudrait courir, et pourtant il ne peut avancer que lentement, à pas de loup, comme s’il ne voulait pas réveiller quelque chose, comme s’il avait peur de quelque chose qui serait sur le point de commencer.
Il avance lentement, trop lentement, mais il s’éloigne un peu et il a l’impression tout de même qu’il va pouvoir respirer. Hélas ce n’est qu’une fausse impression car il s’éloigne si peu que la peur non seulement continue mais grandit, et il étouffe vraiment, et il suffoque, et soudain il voudrait que ça s’arrête, il voudrait, lui, se réveiller.
Seulement, le rêve ne veut pas finir ainsi.
Seulement, le rêve l’oblige à se retourner.
Il se retourne et ce n’est plus le bidonville. Il se retourne et c’est à nouveau la rue parisienne. Il se retourne et les gens sont toujours là, allongés sur les trottoirs, et à nouveau ils semblent dormir, à nouveau ils sont prostrés, et l’étrangeté est en train de s’éloigner au fur et à mesure que le familier est en train de se rapprocher, de dangereusement se rapprocher.
Peu à peu, Instin voit des corps inertes le sang couler, couler, couler, et l’inquiétude est en train de gagner, de gagner, de gagner.
Par dessous les gens le sang s’étale, est en train de faire une mare. Une mare rouge qui ne cesse de grandir, qui ne cesse de s’allonger.
Maintenant, ce serait bien que le rêve se transforme encore une fois.
Il faudrait que ça change maintenant.
Maintenant, ce serait bien de ne pas obéir à la fatalité.
Un cheval nommé Révolution
(texte bleu)
C’est le jour qu’on lui faisait sa piqûre et c’est donc en plein jour qu’il retrouvait la nuit, en plein jour qu’il faisait son rêve, en plein jour qu’il parcourait les souterrains obscurs dans le but de faire la révolution.
On lui faisait sa piqûre et il s’endormait, mais il gardait les yeux ouverts et restait lucide. Il voyait ce qui se passait aussi clairement que s’il avait marché dans la réalité. Mais souvent il avait l’impression d’être un simple spectateur, il avait l’impression d’avancer dans un film déjà réalisé. En quelque sorte, il obéissait à la fatalité : il avait beau être conscient, il ne pouvait rien changer. Des changements à vue se faisaient devant lui sans qu’il puisse les empêcher.
Ainsi, de plus en plus souvent, les souterrains se transformaient en rue, toujours la même, et à un moment donné dans cette rue il savait qu’il allait longer un grand mur. Quand ce mur arrivait, Instin n’était jamais étonné. Il se disait : Nous y voilà !
Ce jour-là, donc, Instin s’aperçut que le mur s’animait, se modifiait au fur et à mesure de son avancée. Ce mur n’était pas un mur comme un autre, il était comme un miroir dans lequel Instin se reflétait. Quand il s’arrêtait de marcher, l’image se figeait. Quand il faisait quelques pas en arrière, il revoyait ce qui à l’instant venait de lui être révélé. Un miroir, tout à fait, sauf que celui-ci ne reflétait pas la réalité. C’est à dire : il ne reflétait pas la rue dans laquelle Instin se trouvait. A vrai dire, il reflétait le monde qu’Instin avait dans la tête, un monde dans lequel il avançait aussi bien que dans la réalité, dans lequel il était inscrit et en même temps devant lequel il défilait. Il n’était donc plus tout à fait dans la réalité mais ça n’avait pas tant d’importance puisque la réalité elle-même n’était qu’un rêve, un rêve que certes il faisait en plein jour mais un rêve tout de même, et Instin se disait qu’il ne prenait aucun risque à continuer, que ce qu’il allait découvrir par sa marche en avant n’allait tout au plus que le tourmenter, crisper son visage, le faire battre des yeux.
Ce n’était pas grand chose au vu de ce qu’il allait découvrir et qui peut-être servirait les intérêts de la révolution. Il se disait « peut-être » mais en fait Instin en était convaincu, ce mur avait par trop une allure révolutionnaire.
Ce jour-là, donc, le mur raconta qu’Instin sortait d’une villa.
A l’instant il avait pris la porte et sur le seuil un instant il avait été ébloui, comme si le soleil en dardant ses rayons sur un miroir les avait faits rebondir en plein sur son visage qui un instant était devenu aveugle. Mais très vite il avait détourné la tête vers le bas-côté où alors il avait vu la bonne qui tricotait.
La bonne s’était permise de sortir une chaise au soleil et tricotait un pull. La laine était rouge et faisait un vibrant contraste avec la tenue noire et blanche, austère, on ne peut plus réglementaire. La laine sortait d’un sac plastique bleu roi et montait en tremblant vers les mains rapides qui actionnaient mécaniquement des aiguilles on ne peut plus pointues, pointues comme des baïonnettes. La bonne ne leva point son visage pâle de son ouvrage, même pas au moment où le général fit de l’ombre en passant.
Instin nota au passage que le pull était presque terminé, qu’il ne lui manquait plus qu’une manche.
Continuant son chemin, Instin entendait un bruit régulier, curieusement à la fois strident et étouffé. Il s’approchait des tennis et voyait alors deux de ses hommes se renvoyer la balle. Ils se la renvoyaient sans discontinuer, aucun des deux ne semblant décidé à gagner ou à perdre, aucun des deux ne voulant prendre une initiative qui l’aurait peut-être déstabilisé, qui lui aurait fait prendre un risque que tous deux probablement jugeaient démesuré et trop lourd de conséquences. Ils se contentaient donc de taper, ne s’engageaient nullement à faire autre chose que taper.
Ils avaient gardé leur tenue militaire dite aussi de camouflage qui contribuait à ne révéler aucune de leurs intentions. De surcroît, ils se ressemblaient : sous les képis leurs visages avaient la même inébranlable fixité.
Instin longeait les grillages, regardant à peine ses deux hommes parfaitement apparentés, agacé qu’il était par un petit énergumène qui ne cessait de le suivre, qui s’était mis en tête de le harceler. La caboche de ce minus était si petite qu’il suivait toujours une seule idée et — d’une voix haut perchée dans un arbre généalogique qui le faisait descendre d’une famille plus respectée que respectable de politiciens qui connaissaient la chanson — minute après minute répétait la même sempiternelle question : Mon général, comment définiriez-vous un coup d’état ?
Instin bien sûr ne répondait pas. Il aurait voulu botter le cul du nabot questionneur mais il n’osait pas. Il avait vu tout à l’heure des buissons bouger et se tenait sur ses gardes. Un faux-pas eût été malencontreux et par conséquent il avançait en regardant où il mettait les pieds. De temps en temps il levait les yeux pour voir d’où venait le vent, mais hélas la manche rouge pendait lamentablement. Il ne lui restait plus qu’une solution : de l’intrus inquisiteur il ne se débarrasserait qu’en marchant à grandes enjambées. Et bientôt il s’éloignait, tout aussi rapidement que naguère a contrario s’était rapproché l’ogre du petit poucet dont il ne voulait faire qu’une bouchée.
Le général soupirait : le monde n’était plus tout à fait ce qu’il était.
Instin arrivait enfin aux abords de la piscine qui fleurait bon le chlore et les saucisses grillées. Deux soldats s’affairaient autour d’un barbecue tandis que quatre de leurs camarades s’ébattaient dans le bassin en poussant des cris d’oiseaux chaque fois qu’ils mettaient le bec de l’un dans l’eau. Ils s’y prenaient à trois pour le maintenir sous la surface et ne le lâchaient qu’après deux minutes bien comptées. Sur le rebord de la piscine un condisciple tenait d’une main le chronomètre, l’autre main se trimballant aux alentours d’un slip de coton blanc sans aucun doute sorti du paquetage réglementaire. Plus loin sur le dallage trois autres bidasses étaient occupés à s’enduire de ketchup. L’un d’entre eux disait : C’était mieux avec de la peinture rouge, c’était plus ressemblant, et comment on va faire avec le trou des yeux, comment va-t-on faire pour que ça le fasse ?
Le curieux était qu’ils ne se mettaient pas au garde-à-vous à la vue du général. De même que la bonne, de même que les joueurs de tennis, et presque comme le poseur de question unique que toute réponse aurait laissé indifférent, ils faisaient comme si Instin n’était pas là. De même que le général passait devant eux comme il aurait passé devant un mur, sans se préoccuper qu’il était en outre dans un souterrain, en se foutant pas mal d’avancer dans une chose aussi insignifiante qu’un rêve —puisqu’au fond tout cela n’avait pour but que de donner de la matière à sa marotte, de nourrir son dada favori, Révolution, qui dimanche prochain pour la parade avait de fortes chances de faire sensation!
Des nouvelles ?
(texte violet)
Vu son état, l’au-delà lui est formellement interdit.
Qu’est-ce qu’il a, son état ?
Mesdemoiselles, surtout ne répondez pas !
Instin, vous devriez maintenant retourner dans votre chambre, vous avez assez marché comme ça !
Instin est d’accord, il a assez marché, mais une fois dans sa chambre, que va-t-il se passer ?
Rien, il ne va rien se passer, c’est au dehors que ça se passe.
Mesdemoiselles, vous qui allez au dehors comme vous voulez, pourriez-vous lui donner des nouvelles ?
Oh vous ne perdez rien ! Le monde est morose et il ne fait pas beau du tout, vous savez.
Non, Instin ne sait pas, c’est bien pourquoi il demande, c’est bien pourquoi il insiste.
La révolution, où en est la révolution ?
Si vous voulez des nouvelles, vous n’avez qu’à regarder la télévision !
Ah ! mesdemoiselles, la télévision, mesdemoiselles, c’est terrible la télévision, ça ment comme ça respire, la télévision, l’avez-vous déjà regardée dans les yeux, la télévision ?
La télévision, au moment des informations, mon dieu comme elle ment !
Ecoutez-la et regardez-la dans les yeux, vous verrez alors qu’elle dit deux choses différentes ! Ce n’est pas du tout la même chose, ce qu’elle dit et ce qu’il y a dans ses yeux, c’est la preuve qu’elle ment !
Puisqu’on ne veut pas lui donner de nouvelles, Instin menace de sortir, il dit qu’il trouvera un moyen.
C’est ça, sortez et vous verrez !
Parfaitement, il verra, puisqu’on ne veut pas lui raconter.
Il ne verra rien du tout, oui, et en plus il sera puni.
Puni, n’est-il pas assez puni, ne paie-t-il pas assez comme cela ? Ne pas pouvoir sortir de là, est-ce que vous connaissez pire ?
Allons, soyez raisonnable.
Encore ! Toujours ce mot à la bouche ! Raisonnable, ça n’a jamais rien donné d’être raisonnable. Ça fait mourir plus vieux, c’est vrai, mais c’est alors qu’on vous enferme en vous disant « surtout, continuez comme ça, ne vous révoltez pas et vous ferez un beau centenaire ». Vous êtes vivant, certes, mais dans un drôle d’état. Et vous avez l’impression parfaitement désagréable de vous être fait avoir.
Instin ne veut plus être raisonnable. Il veut prendre la porte et aller où bon lui semble, courir la mort si ça lui chante ! Et en mourant, crier : Vive la révolution !
Instin, vous n’irez pas bien loin.
Mais Instin, ce n’est pas son problème. Tout près, il y a les souterrains menant à la place d’armes. Ça lui suffit, il n’y a pas besoin d’aller loin pour faire la révolution.
Vous serez puni, vous serez privé de sortie dimanche.
Il s’en fout, d’ailleurs il ne sait même pas ce qui se passe dimanche.
La parade, sur la place d’armes, vous avez oublié ?
Ah ! la parade…
Eh oui, la parade, hein, on ne voudrait pas la rater !
Tous les jours de la semaine, errer de couloir en couloir, ce n’est pas une vie.
Ce n’est pas une vie de passer tout son temps enfermé dans une chambre en attendant que vienne dimanche.
Instin ne veut pas en démordre : subir, ployer sous le joug, ce n’est même pas bon pour les bêtes, un homme devrait pouvoir relever la tête, affirmer haut et fort qu’il est libre, puis faire quelque chose de sa liberté.
Un homme libre n’a que faire de la parade, surtout quand il l’a déjà trouvée : il veut la réalité et il la veut maintenant !
Ah mais ça commence à bien faire, Instin, jusqu’ici on a été gentil avec vous mais vous abusez de nos bontés, avons-nous maintenant d’autre choix que de vous ramener à la réalité, comme vous dites ?
Instin se débat, Instin tente de résister, mais les bras des femmes sont les plus forts et on le ramène dans sa chambre, sur son lit où on menace de le ligoter s’il continue à s’agiter.
Instin crie que la situation est insupportable, que ça ne peut plus durer, que tôt ou tard le peuple va prendre les armes, que ça va y aller !
Et puis aussitôt il décide de se taire, fait semblant de se calmer et médite une vengeance.
Il se parle à lui-même : cette nuit, en cachette, il ira dans les souterrains.
Mais il faut croire qu’il a parlé haut car une voix lui répond : Les souterrains, savez-vous, ils ont été murés.
Brusquement c’est une main qui s’est abattue sur la pensée d’Instin, c’est comme un coup du sort.
Et il reste sans voix, trop étonné de tourner et retourner dans sa tête ce qu’il ne savait pas et qui rend chimérique le plan concocté : par les souterrains on ne peut plus s’évader.
La nouvelle est si extraordinaire que sa bouche semble avoir été obstruée par du mortier et il est impossible désormais qu’une parole puisse s’échapper, ou alors juste un oui, un petit oui, un oui pour dire : ok, tout ce que vous voulez.
C’est triste et c’est à déplorer, mais si ça peut consoler, il reste la parade, si ça peut consoler, tout au bout de la semaine un dimanche lui sera accordé.
Oui, la parade est toute trouvée. Mais est-ce une solution d’être résigné ?