Qu’est-ce qu’un Nerfitheha ?

 

Nerfitheha est une anagramme de fahrenheit. Fahrenheit 451, c’est le titre d’un film de François Truffaut, c’est aussi et surtout « la température à laquelle un livre s’enflamme et se consume ». Dans le film en effet —qui d’après Truffaut se passe « quand vous voulez » et « où vous voulez »— est décrite une société où il est « strictement interdit de lire et de posséder des livres », et où « la fonction des pompiers n’est pas d’éteindre les incendies » mais de brûler les livres.
Ici et maintenant, bien sûr, nous ne brûlons pas les livres. Et il n’est pas besoin de les interdire puisque la plupart des gens s’interdisent eux-mêmes d’en acheter et d’en lire. Apparemment, ils n’en ont plus le désir, ils n’ont plus comme on dit le feu sacré. Ils ont encore le goût de s’informer mais très peu celui du poétique, c’est à dire selon Barthes du « discours dans lequel le mot conduit l’idée». Ils perdent progressivement le plaisir d’échapper de temps à autre (comme en rêve) à la loi du signifié, s’éloignent progressivement de ce qu’il peut y avoir de magique dans la littérature, de ce qu’elle seule est en mesure de réaliser lorsque l’écrivain consent à se laisser traverser par le langage: « notre rêve attrape les mots qui lui passent sous le nez et en fait une histoire ».
Nerfitheha est une réaction. Le poétique, voici notre programme. Voilà ce qu’avec quoi nous voulons jouer. Nerfitheha  étant l’événement dans lequel le poétique se libère du livre pour aller faire un tour dans la réalité. Où vous voulez. Quand vous voulez. Afin d’entretenir le feu sacré.

Revenons un instant au film de Truffaut.
A la fin du film, il y a une séquence nous montrant des gens qui résistent. Afin que les livres ne disparaissent pas tout à fait, ils se sont mis en tête de les apprendre par cœur. Chacun son livre, chacun son histoire. Quelque part dans la nature, à l’écart de cette société qui leur interdit la littérature, les voici qui récitent tout haut, répétant toujours et encore pour ne pas oublier ce qui sans eux n’existerait plus.
Ce que propose Nerfitheha: reproduire cette expérience —non pas en se servant de livres existants, mais en proposant des textes inédits, écrits pour la circonstance— pour en faire un événement.

Nerfitheha, c’est d’abord un lieu. Tout dépend de lui. C’est lui, le générateur. C’est aussi le support : en quelque sorte l’équivalent du livre, de la page blanche.
En théorie, n’importe quel lieu fera l’affaire. Cela peut être un bois, un jardin public, un pré, un hameau, une rue, une usine désaffectée, une église désacralisée, un théâtre détourné de son fonctionnement habituel, une maison vide avec ses pièces et son grand escalier, un hangar, la cantine d’une entreprise, une cour d’école, un parking, un supermarché, un musée… Il faut néanmoins que le lieu soit relativement circonscrit afin que les visiteurs en connaissent les limites. Mais il faut qu’il soit assez grand pour qu’ils puissent sans trop se gêner se mêler aux… fantômes, dont le nombre d’un lieu à l’autre varie entre quatre et quinze. Cela pourrait être un lieu qu’une municipalité voudrait mettre en valeur, pour le faire connaître ou le dynamiser : tout endroit en fait où il y a de la mémoire et/ou de l’imaginaire.

Car c’est du lieu que naissent les histoires : ce qu’il dégage va solliciter notre propre imaginaire. Comme si le lieu avait quelque chose à communiquer et que nous avions des oreilles pour entendre ce qu’il aurait à raconter. Oui, à nous —écrivain— de saisir les mots qui passeront sous notre nez, à nous d’en faire des histoires, des histoires qui se seraient passées, des histoires qui auraient pu se passer, des histoires qui pourraient se passer, ou encore des histoires qui n’auraient aucune chance de se passer. Au besoin nous nous servirons d’archives et de témoignages mais toujours nous les convertirons en fictions, pour qu’ils soient plus « parlants », pour qu’ils se prolongent dans un troisième imaginaire, celui des visiteurs venus dans le lieu-même écouter ses histoires.
Ces dernières auront la taille d’un conte ou d’une toute petite nouvelle : racontées, elles dureront chacune entre trois et cinq minutes. Elles seront naturellement toutes originales et toutes autonomes, bien que reliées entre elles non seulement par le lieu mais par un faisceau d’indices qui leur donneront un air de famille, si bien que les visiteurs auront peu à peu l’impression de reconstituer tout un monde, ce qui accentuera leur désir d’en écouter le plus possible, tel l’enquêteur soucieux de résoudre une énigme.
Les textes devront avoir, outre des qualités poétiques, des vertus musicales  afin d’être mieux entendus ou de plus facilement accrocher; d’un texte à l’autre des mots et des thèmes viendront en leitmotiv pour que fleurissent les correspondances.

Maintenant, il faut imaginer dans le lieu des corps racontant les histoires, comme pour eux-mêmes quoique tout haut, à la manière de ces gens dans la rue dont on ne voit pas le téléphone : les fantômes en question. En effet les histoires pour se faire entendre n’auraient pas trouvé mieux que de donner naissance à ceux-là, qui seraient au lieu ce que l’écriture est à la page blanche. Les fantômes raconteront leur histoire en donnant la sensation de les inventer, puis se tairont, puis quand bon leur semblera recommenceront à raconter, exactement la même histoire, et ainsi de suite, en boucle quasiment, bougeant, ne bougeant pas, créant entre eux un parcours chorégraphique, mêlant ou non leur voix aux autres voix. Les fantômes ? Comédiens, pas comédiens, peu importe, du moment qu’ils soient capables d’apprendre leur texte par cœur et de le restituer à haute et intelligible voix. Ils ne devront pas se distinguer spécialement des visiteurs, sinon par leur capacité à raconter des histoires.

Parlons enfin des visiteurs. Sans eux, Nerfitheha ne rime à rien. L’événement ne commence que lorsque dans le lieu rentrent les visiteurs. S’ils viennent, gageons que c’est pour écouter des histoires. Gageons aussi que c’est pour se mêler aux fantômes, créant ainsi aléatoirement des phénomènes d’attroupement ou au contraire d’isolement. Ils sont libres : bouger, ne pas bouger, suivre un fantôme, prendre du recul, écouter attentivement un récit ou au contraire se laisser porter par la polyphonie des voix, à la manière de Baudelaire (« on ne pourrait pas dire que le livre n’a ni queue ni tête, puisque tout est à la fois tête et queue ») couper où ils veulent, n’écouter que des bribes et provoquer leur imaginaire à partir de là. Ils sont seulement invités à garder le silence : les fantômes sont farouches : on ne peut ni les toucher ni leur parler.
Arrivant dans un lieu où règne le brouhaha de ces voix toutes différentes, les visiteurs feront l’expérience du bruissement de la langue (Barthes toujours), ce bruissement qui fait frémir le sens, qui littéralement fait entendre les histoires différemment. Et, puisque tout autour d’eux se déroulera une sorte de recueil de nouvelles « en live » faisant bel et bien du lieu un livre vivant, ils seront à même de lire le lieu autrement.

Nerfitheha a deux formes : l’une ouverte (il s’agit alors d’une performance littéraire, pouvant s’étaler sur plusieurs heures —avec éventuellement une prise de relais des comédiens— et dans laquelle les visiteurs peuvent entrer et sortir à leur guise), l’autre fermée (on se rapproche alors d’une représentation théâtrale, avec durée déterminée).

La confrontation d’un lieu et d’une poétique a pour but premier d’enrichir l’un et l’autre, de donner du lieu une nouvelle image (l’habiter avec des mots, c’est en quelque sorte lui donner un autre éclairage) et de faire résonner les histoires (les faire vibrer dans l’air, c’est leur permettre une écoute différente, c’est aussi les entourer d’une aura).
Le but second étant que les visiteurs repartent avec le sentiment d’avoir vécu une expérience inédite, d’avoir volé à la réalité un instant de poésie, d’avoir réussi à capturer de l’onirique, d’avoir par le biais des histoires fait le plein d’énergie, idéalement de s’être « enflammés » pour de bon : en résumé, créer un événement.
Enfin, dernier souhait: sortir le poétique du champ littéraire pour le faire rejoindre d’autres domaines artistiques (danse, musique, théâtre), faire avec des textes une installation vivante pour cligner de l’œil au large territoire des arts plastiques.