Nerfitheha | La Hêtraie

 

Performance théâtrale créée par Vincent Lacoste au Relais centre de recherches théâtrales, Le Catelier 2016 : recueil de nouvelles en live.

La Hêtraie | I

 

Sa première réaction: s’éloigner des parents. Couper le cordon. Le plus vite possible.
La forêt n’était qu’une masse confuse. Ce fut à peine s’il regarda devant lui lorsque d’instinct il s’enfonça sous les plus grands arbres, là où les troncs montaient si droits et si hauts qu’il eut fallu qu’il se dévissât le cou et qu’il se tordît la tête pour espérer en voir le sommet, les faîtes inaccessibles. Il pouvait avoir six ou sept ans. Sous le coup du chagrin, il courait tel un feu follet, allumant des éclats quand sa petite médaille recevait par intermittences les rayons du soleil. Il ne vit pas le trou qu’un obus jadis avait creusé dans la mousse. Il ne le vit pas : il glissa, bascula la tête en avant, dégringola la pente. Ce fut un arrêt dans sa course et un arrêt dans ses pleurs. Il était maintenant tout décontenancé, comme un chaton venant de faire la culbute. Ahuri, il regardait l’air qui n’était plus vraiment transparent, qui s’était étrangement coloré de vert : ce coin de forêt se révélait être une aquarelle qu’on observe le papier tourné vers le soleil. C’était non seulement étrange mais inquiétant. Il avait l’impression d’avoir fait une grosse bêtise ; il eut peur tout à coup de se faire gronder. Mais sa main trouva dans sa poche le paquet de bonbons que le matin même il avait obtenu à grand peine et son inquiétude disparut dans l’instant. Des bonbons à la menthe enveloppés de petits papiers blancs. Il en goba un, remonta la pente, jeta le papier dans son dos…

Il avait déjà semé cinq ou six papiers lorsqu’il remarqua sur un tronc un dessin tracé au couteau, un cœur dont il ne comprit pas la signification : son inquiétude reparut aussitôt, et avec elle l’idée d’avoir fait une bêtise si grosse qu’elle dépassait son entendement. Alors il eût envie que tout soit absolument comme avant: il aurait voulu ne jamais obtenir le paquet de bonbons, il aurait voulu ne s’être jamais disputé avec ses parents. Il s’était enfui sans y penser et maintenant il avait peur, et ce n’était plus la peur de se faire gronder mais une peur plus essentielle, une peur qu’il ne pouvait nommer autrement que par ce mot de peur qui prenait une signification démesurée et néanmoins intraduisible. Il ne pouvait que dire : J’ai peur. Et il ne pouvait que se le répéter.

Soudain, il entendit des chiens. Il y avait des chiens qui criaient au loin et qui remplissaient la forêt de leurs clameurs lugubres. Le petit garçon comprit qu’il n’était pas à sa place du tout. Rapidement il regarda autour de lui et ne vit, tandis qu’il tournait sur lui-même, que ces mêmes grands arbres dont il n’entrevoyait le sommet qu’en dévissant le cou et en tordant la tête. Il eut un éblouissement et aussitôt le vertige. Lorsqu’il se ressaisit, ce fut pour courir en avant, le plus vite possible.

Il était comme un animal dans le vent, tentant de saisir au passage les plus petites nuances de couleur et d’odeur. Mais rien ne valait la peine d’être remarqué, et c’était partout les mêmes couleurs et les mêmes odeurs, les couleurs et les odeurs que l’on retrouve partout dans la forêt. Il courut ainsi, encore une fois le plus vite possible, jusqu’au moment où il s’arrêta tout net. Quelque chose était en train de monter. Quelque chose était en train d’arriver. Il le sentait. Il le voyait. De tous côtés.

Le parfum qui lui parvenait dans les narines était nouveau. Il était entêtant et possédait dans sa consistance épaisse et poisseuse des relents écœurants. De leur côté les couleurs s’intensifiaient, comme si la lumière prenait le pas sur leur densité au point de paraître émaner des couleurs mêmes —soudain la forêt devint très verte, d’un vert phosphorescent, irréel, envahissant.

Le petit garçon aurait voulu être avec ses parents. Il aurait voulu ne jamais les quitter. Il n’aurait jamais dû courir au loin, comme un fou, jamais il n’aurait dû s’enfoncer dans la forêt, s’enfoncer là où tout pouvait arriver. Et cependant il savait qu’il n’aurait pu faire autrement, qu’il avait été comme obligé de s’enfuir, tenaillé par une faim et une soif nouvelles, aiguillonné par une voix inconnue, et qu’il avait en outre pris plaisir, beaucoup de plaisir, à courir loin de ses parents, loin, il n’avait pu faire autrement.

Alors la forêt redevint comme avant, absolument comme avant.

Alors il baissa la tête et vit à ses pieds briller quelque chose. Il se pencha, s’accroupit, gratta la terre, retira de la terre une cuillère, une petite cuillère en argent. Il avait découvert un trésor inespéré. En même temps, il eut l’impression bizarre d’avoir trouvé ce qu’il cherchait. Ce trésor, il le cherchait depuis longtemps sans savoir qu’il le cherchait, depuis si longtemps qu’il avait l’impression que c’était au-delà de sa naissance, quasiment au-delà de lui-même. Lentement, très lentement, instinctivement, il fit le chemin en sens inverse. Il reconnut les grands arbres. Il retrouva les papiers blancs qu’il avait laissés au passage. Toutefois son esprit était ailleurs, comme s’il n’était plus tout à fait lui, comme s’il était devenu quelqu’un d’autre : un autre lui-même, songeait-il, son trésor à la main, retraversant la forêt en direction de ses parents.

La Hêtraie | II

 

Il s’ennuyait. Tous ses copains étaient partis en vacances. Il s’ennuyait. Il n’y avait que la forêt. Cette forêt, toujours la même, depuis qu’il était tout petit, cette forêt qu’il avait parcouru en tous sens, dont il disait qu’il la connaissait mieux que lui-même. Il disait cela, en bravache, par pure provocation, à ses parents. Il disait que tout ce dont il rêvait, que tout ce qui lui restait à faire, c’était de la parcourir à cheval une cravache à la main. Naturellement, on lui interdisait le cheval. C’est bien simple, on lui interdisait tout ce qu’il avait envie de faire, tout ce dont il aurait pu rêver. La forêt n’avait plus de secrets pour lui, et à son âge, disait-il, on est en quête de secrets : il n’y a que les secrets qui vous attirent, qui vous attirent comme l’aimant le métal, l’obus prêt à exploser.

Il marchait donc sans but, presque au hasard. A vrai dire ses pas le guidaient. Il reconnaissait cette sentine. Il reconnaissait cette clairière. Il reconnaissait ce petit champ de fougères. Il reconnaissait les limaces sur les fougères. Et l’arbre là-bas. Et cet autre là. Celui-ci qui contrairement aux autres avait des branches basses. Celui-ci qui depuis peu avait une branche cassée. Cassée en son milieu. La partie cassée pendant jusqu’à terre, maintenant desséchée, presque complètement desséchée. Il connaissait tout cela, mais il n’en avait rien à foutre. Il voyait, il voyait tout, mais il aurait voulu ne rien voir du tout. Il parcourait la forêt alors qu’il aurait voulu se tenir tout entier dans sa tête. Il disait que dans sa tête il n’y avait rien à voir, absolument rien à voir du tout.

Il passa devant un cœur, un cœur sur un arbre qui le faisait marrer. Lui aussi il aurait pu tracer tout ce qu’il voulait avec un couteau, il aurait pu tracer n’importe quoi, n’importe quoi, ce qui lui aurait passé par la tête, il aurait pu, mais il disait que dans sa tête il ne passait rien du tout. Il mentait naturellement. Bien entendu, il passait quelque chose. Mais il n’avait pas envie d’en parler. Encore moins de le tracer sur un arbre, sur ces troncs si clairs qu’écrire dessus avec un couteau c’était le faire noir sur blanc. Ce qu’il avait dans la tête, le dire, l’avouer, ça le faisait vraiment chier.

Soudain, il entendit des chiens. Des chiens ? Il n’y avait pas de chiens dans cette forêt. Et pourtant il entendait aboyer, et de façon véhémente, comme si les chiens posaient une question, des questions, des questions ne trouvant pas de réponses, si bien qu’ils aboyaient toujours, ces connards de chiens qui ne pouvaient comprendre que les questions restent sans réponses. Des chiens. Qu’est-ce qu’ils venaient l’emmerder ?

Cent mètres plus loin il y eut de nouveau le silence et aussitôt l’ennui retrouvé : la forêt n’avait pas changé, ne pouvait changer. Machinalement il se mit à bailler. Naturellement il omit de mettre sa main à sa bouche et bientôt sa bouche fut comme un trou béant où vinrent s’engouffrer les questions sans réponses, ces questions qu’une heure plus tard il aurait du mal à digérer.

Une heure plus tard, en effet, il eut envie de se reposer ; à ce désir de paresse il ne songea pas à résister. Il avisa un large trou d’obus et s’installa sur la mousse, s’endormit aussitôt. Il était comme le soldat mort au fond du val où toute la lumière pleut, une lumière verte tamisée par les grands arbres. Dans son sommeil, il perçut que le monde était en train de changer. A en croire son rêve, le monde était devenu d’un vert intense, hostile, suffocant, comme si du ciel un énorme projecteur déversait une lumière chimique, d’un vert qui ne se rencontre jamais dans la réalité. Il pensa aussitôt à un vaisseau extra-terrestre. Il pensa : Il vient de décoller du trou où je suis, où je suis en train de rêver. Aussitôt après il se réveilla. Mais lorsqu’il ouvrit les yeux, la lumière était comme elle avait toujours été, et le trou, un trou d’obus comme dans cette forêt il y en avait des dizaines d’autres, des trous semblables où il aurait pu tous les jours de la semaine s’endormir pour oublier un instant qu’il se faisait toujours chier.

Le sommeil n’avait rien réparé. Il était assis, dos cassé, bras ballants, les poignets mous ramenés vers son ventre, les cheveux ébouriffés. Une heure plus tard il était encore assis, en adorateur de la paresse. Dans sa tête des désirs et des projets avaient passé qu’il n’avait pas eu le courage de suivre. Il n’en avait rien à foutre. Ce n’est que parce qu’il avait mal au cul que maintenant il avait envie de décoller. En se levant, il réalisa qu’une odeur étrangère s’était infiltrée dans l’air, apportée sans doute par le souffle du vaisseau, se dit-il en ricanant. L’odeur était l’odeur même de l’été, d’autant que la chaleur semblait l’accompagner. Il fit bientôt si chaud en effet que brusquement il enleva son T-shirt. Ce fut comme un geste de résolution. Il quitta le trou et reprit sa marche hasardeuse, portant le T-shirt au bout de son bras que de temps en temps il levait pour montrer au ciel l’étendard de sa paresse. Il ne marcha pas longtemps. Au bout d’à peine cinq minutes les arbres s’écartèrent et il entrevit une bête, un cheval qui se retourna, qui le regarda, qui ne broncha pas. L’ennui aussitôt dégagea de là, et il serait difficile d’écrire, de décrire ce qui aussitôt se profila dans la tête du garçon qui n’en revenait pas.

La Hêtraie | III

 

Depuis peu il était attiré par une fille à laquelle il pensait sans répit. Tous les jours et toutes les nuits il était travaillé par des pensées obscènes qui glissaient en lui de telle façon que son corps ne pouvait qu’en suivre la pente. Il se sentait si faible qu’il avait souvent l’impression de chanceler; parfois il croyait même qu’il était sur le point de chavirer. La tentation était grande. Il voulait absolument baiser, mais lorsqu’il se trouvait face à la fille, immanquablement ses forces lui manquaient. Tous les jours et toutes les nuits il restait avec son désir tout entier. Lorsqu’il entra dans la forêt, il ne pensait qu’à se soulager.

Toutefois, il y avait en lui un combat entre céder et résister, et l’envie de sortir sa bite était contrariée par le dégoût de se déverser très vite sur la première fougère venue, sans parler du remords à voir du blanc sur le vert d’une foliole. Un instant il songea à courir, à mettre à mal son corps pour mieux éloigner sa pensée, mais courir, maintenant, à ce point d’étiolement où il était rendu, il comprit que c’était au delà de ses forces. Trop tard : il allait s’abandonner. Déjà, comme le coureur qui cherche à reprendre son souffle, il penchait la tête vers le sol ; mais la vue sur la mousse de deux petits papiers blancs provoqua aussitôt en lui une sensation de malaise, un écœurement, un rejet; aussi releva-t-il la tête et, animal, brusquement se tailla un chemin parmi les fougères.

Plus tard il atteignit un endroit où les arbres étaient très hauts, un coin de forêt relativement clairsemé où les troncs montaient vertigineusement droits, quasi une clairière où la voute du ciel par endroits apparaissait. Le ciel était bleu mais la lumière en traversant le feuillage donnait à cette salle naturelle une tonalité verte, et le jeune homme pensa à un tranquille jardin d’hiver. Mais cette pensée réconfortante fut aussitôt ébranlée par une suivante qui mettait en jeu la fille attirante, plus que jamais tentatrice, allongée langoureusement parmi les plantes vertes, ne remuant pas le petit doigt et pourtant réclamant un baiser, par jeu semblait-il, un jeu qui lui parut douloureusement cruel. Il se retourna contre le tronc le plus proche et se mit à l’enlacer, la bite frottant l’écorce. Il leva les yeux —le menton appuyé là où autrefois une branche avait été cassée d’un coup sec— et vit alors le feuillage remuer, comme s’il appelait la lumière, et de fait la lumière répondit, se répandit plus fortement encore, accroissant du sous-bois la tonalité verte.

Il ne mit pas longtemps à jouir. Il tourna la tête vers le côté et la lumière redescendit, devint presque terne. Il décolla du tronc, s’ébroua, frissonna. Une main glissa dans la poche de son jean et il sortit un couteau. Il entailla l’écorce, appuya, dessina un cœur. Mais au moment de tracer les noms, il renonça. Il renonçait : la jeune fille lui apparaissait tout d’un coup beaucoup moins attirante, beaucoup moins captivante, beaucoup moins romanesque. Une étrange odeur se glissait dans son nez, se collait dans ses narines, une odeur à la fois chaude et humide, fortement parfumée, lui rappelant le fruit du pin. Se demandant ce qu’il y avait dans son nez, il ne comprenait plus très bien ce qu’il y avait dans sa tête. Il rangea son couteau et rebroussa chemin.

Il regardait où il mettait les pieds. Il tâchait de ne pas lever les yeux au ciel. Il tâchait de ne rien reprocher à personne, ni à la fille, ni à lui-même. Il pensait à la fille comme à une personne qui ne faisait plus partie de lui-même, dont en quelque sorte il ne pouvait plus disposer. Il pensait surtout à sa prochaine rencontre avec elle, se demandait comment cela allait se passer. Il se disait que cette fois peut-être il réussirait à lui demander. Faire l’amour, ce n’était pas si facile à dire. Ce serait sûrement plus facile à faire.

Ou sinon, il lui volerait un baiser. Au moment où elle s’y attendrait le moins, de sa bouche il capturerait sa bouche, pour voir comment elle allait réagir, savoir si elle se laisserait faire, savoir enfin si elle était prête à l’aimer. En ce moment elle lui paraissait moins intouchable. Mais au moment voulu, au moment tant désiré, il constaterait sûrement que c’était beaucoup plus facile à dire qu’à faire.

Ses yeux restant rivés au sol, il retomba sur les petits papiers blancs. Des fougères entretemps s’étaient entrouvertes, s’étaient déroulées en frissonnant. Comme il remettait ses pas dans le chemin déjà taillé, il entendit des chiens aboyer. Des chiens ? Des chiens venaient de surprendre quelqu’un, un couple peut-être, un couple qui cherchait à baiser, c’est l’idée qui lui vint aussitôt, un couple qui cherchait un coin dans cette forêt. Apparemment les chiens en avaient après. Comme s’ils étaient travaillés par ce couple qui ne cessait de les mettre en rage. Il imaginait la bave filtrant de leurs canines. Il imaginait leurs yeux exorbités, remplis de sang. Il imaginait leurs jarrets, leurs croupes prêtes à bondir. Il pouvait voir les chiens, mais pas le couple. Il était facile d’imaginer les chiens en train d’aboyer, mais beaucoup moins facile, et même impossible, de voir ceux qui les faisait aboyer, aboyer sans répit, comme un qu’il connaissait, qu’il connaissait tellement bien qu’il était son portrait craché, un qui aboyait jour et nuit, obsédé, travaillé qu’il était par ce couple impossible. Il accéléra ses pas. Les aboiements étaient tonitruants au sortir des fougères.

La Hêtraie | IV

 

Soudain la forêt se tut. Dans le chemin désert, la voiture était arrivée à toute allure, une voiture rouge, une voiture de sport. Un coup de frein et elle s’était immobilisée. Le silence, le bruit silencieux de la forêt. Au bout de cinq longues minutes, la portière s’ouvrit et un homme sortit de la voiture. Ce n’était plus un jeune homme et pourtant il faisait jeune encore. Il s’enfonça dans la forêt avec une rapidité déconcertante. Les grands arbres n’étaient pas habitués à ça. Ils étaient habitués à la lenteur des promeneurs et parfois au petit trot des joggers. Ils ne pouvaient concevoir qu’un homme montrât autant d’indifférence à l’élancement de leurs fûts et à la majesté de leurs ramures, montrât si peu de reconnaissance pour l’oxygène dégagé par la chlorophylle. Que venait faire celui-là pour qui ne comptait que ce qu’il avait en tête : pourquoi déchirait-il la forêt de ses pas hostiles, brisant en deux les fougères qui avaient le malheur de se trouver sur sa route? Les grands arbres n’en savaient rien. Ils murmuraient au passage, pas davantage. Ils assistaient impuissants à l’inévitable dévastation de ce qui avait mis tant d’énergie à naître, à se déployer, à se faire une place au soleil. Ne se contentant pas du martèlement des pieds, l’homme arrachait avec ses mains. Ce n’était point vengeance mais pure, pure indifférence. L’homme n’était attaché à rien, ni à l’éphémère ni à l’éternel. Ni à l’éphémère ni à l’éternel. Il ne savait pas ce qu’il faisait. Il n’avait pour toute gouverne que ce qui lui mettait martel en tête.

Il aurait dû être heureux. Il avait tout pour lui. Il n’était pas précisément malheureux, c’était plutôt qu’il ne parvenait pas à profiter de son bonheur. Il avait réussi, c’était certain, mais le goût de la réussite ne laissait que peu de place à la saveur du bonheur. Il était fier de lui, c’était certain, mais sa gorge gonflée d’orgueil laissait si peu passer l’air de la liberté que parfois, prisonnier de ses ambitions, il étouffait littéralement. Il appelait cela des crises d’angoisse. Il avait l’impression que ces crises d’angoisse venaient de nulle part, qu’elles arrivaient comme par hasard pour le dévaster, lui, sa réussite et son bonheur. Il tentait de lutter. Il tâchait de se ressaisir. Il se mettait en valeur, se disait que lui au moins n’était pas né avec une cuillère en argent dans la bouche, qu’il ne devait sa réussite qu’à la force de ses poignets. Mais cela ne mettait pas à bas ses crises d’angoisse. Aujourd’hui, il était particulièrement stressé. Il avait dit à sa femme : Ce matin c’est moi qui emmène les gosses à l’école, après j’irai faire un tour dans la forêt. Il avait dit à sa femme de ne pas s’inquiéter. Il avait dit : J’ai juste besoin d’être seul avec moi-même. C’est pourquoi maintenant il marchait précipitamment, pour arracher de sa gorge l’angoisse qui le tourmentait, lui, et l’expédier dans un coin quelconque de cette forêt qui n’était, elle, qu’une sorte de poubelle, un lieu où il pourrait peut-être, pas certain, se débarrasser une fois pour toutes de cette inquiétude tenace qui l’empêchait d’être heureux tout à fait. Entièrement dans sa tête, il ne sentit même pas l’étrange parfum que le vent lui balança soudain dans les narines, il ne le sentit pas mais néanmoins s’arrêta, s’immobilisa soudain devant un arbre dont les branches basses lui faisaient signe. Le seul arbre de cette sorte dans cette forêt. L’unique.

Sans hésitation il se mit à l’escalader —conquérant— et avec une énergie décuplée passa de branche en branche, pour la seule satisfaction de se retrouver là-haut, le plus haut possible, au top. Une fois là-haut, il n’y avait plus qu’à redescendre; il redescendit, non sans regret, non sans appréhension, ce qui s’avéra tout à fait justifié, car la plus basse branche sous son poids se cassa en deux et il tomba à terre, sans dommages mais furieux, furieux contre lui-même, furieux contre cette branche, contre cet arbre, contre cette forêt, contre la terre entière ! Il regardait avec mépris la branche qui pendait lamentablement, quand brusquement il rebroussa chemin vers sa voiture. Il était toujours si entièrement dans sa tête qu’il n’entendit même pas des chiens aboyer autour de lui, aboyer sans raison. Il ouvrit le coffre de sa voiture, en tira une hache. Il repartit en direction de l’arbre la hache à la main. Il était déterminé à apposer sa marque sur l’arbre, à imposer sa volonté, et il attaqua la branche là où elle était reliée au tronc. Il frappa, il frappa, de toute la force de ses poignets. Tandis qu’il frappait, la lumière se haussa, se rehaussa de vert, comme si la nature cherchait à se défendre, comme si elle voulait montrer à l’homme qu’elle pouvait s’opposer. Inutilement, l’homme ne voyait rien. La colère l’avait rendu aveugle. Et quand son travail fut terminé, lorsque la branche se retrouva à terre, il ne vit même pas la lumière redescendre, il ne vit même pas que la forêt était devenue d’une tristesse infinie, quasi sans couleurs, il ne vit pas que plus rien ne remuait, que plus rien ne tremblait, ni la branche, ni les fougères fracassées. L’homme était satisfait : il avait fait son travail et il l’avait bien fait. Cependant il était toujours dans sa tête, toujours rivé à l’angoisse, et désormais ça n’était pas près de changer. Au lieu de repartir, il resta debout, la hache à la main, le regard absent. Il était fixé sur un point précis dont il n’arrivait pas à décoller, un point précis mais flou, indescriptible, et pour tout dire : inimaginable. Deux heures après, il n’avait pas bougé.

La Hêtraie | V

 

La forêt, il la connaissait plutôt bien ; toutefois il ne s’était jamais aventuré dans cette partie-là; il n’était pas de ces hommes qui sont allés partout et qui désabusés ne connaissent pas leur bonheur ; lui, s’il était malheureux, c’était en toute objectivité : la vie ne lui avait offert que peu d’opportunités, peu de chemins lui avaient été proposés. En réalité la vie ne lui avait enseigné que la peur. C’était simple : il avait peur de tout. Aussi n’était-il guère étonnant qu’il se soit trouvé un boulot minable et une femme dont on pouvait dire qu’elle et lui s’étaient bien trouvés. Il avait envie de fuir, mais le malheur était qu’il n’était même pas capable de ça. Fuir demande plus de courage qu’on ne croit, se disait-il en avançant dans cette partie de la forêt qu’il ne connaissait pas, bien que ressemblant arbre pour arbre à la partie qu’il ne connaissait que trop bien et que résolument il laissait derrière lui avec cependant un regret, une amertume qui le traversait de part en part comme la sève l’arbre, dans son cas à lui : une sève malfaisante : un poison. Il aurait été différent si, il aurait fait des tas de choses si, avec des si la vie —sa vie— aurait pris les couleurs de cette partie de la forêt qui était beaucoup plus verte, d’un vert luminescent, vaporeux, aquatique, fantomatique. C’était presque comme un bain, un bain régénérateur. Pourquoi n’était-il pas venu ici plus tôt ? Ah, s’il était venu ici plus tôt !

Une chose brillait parmi la mousse. Il la ramassa : une cuillère en argent. Une vieille chose inutile. Elle était abimée par le temps ; recouverte d’une patine de terre qui gâchait ça et là le brillant de l’argent, elle s’avérait plutôt dégoutante. Dire qu’il y a des gens qui naissent avec ça dans la bouche ! Dans un grand moulinet du bras, il la jeta au loin : il ne gouterait pas de ce pain-là. Lui, il était pour avancer à pas comptés ; il avait tout le temps de se tracer un chemin dans cette partie de la forêt qui s’annonçait prometteuse et qui sûrement recélait bien d’autres trésors que cette cuillère peu ragoûtante.

Il prit son temps en effet. Il le prit si bien qu’il essaya des chemins de traverse. Il misa sur le hasard, s’en remit à la fortune. Lui aussi aurait sa chance ! Mais au bout de deux heures, retombant sur la même cuillère, il s’aperçut qu’il avait tourné en rond. Il ne s’était passé entretemps rien de remarquable. Sauf en ceci que la lumière avait changé et que cette partie de la forêt était devenue comme l’autre, aussi commune, aussi terne, mais somme toute beaucoup plus décevante.

Aussitôt le vent se leva, un vent chaud, étrange, menaçant, qui amena avec lui un parfum insolite, une odeur de pin dans la forêt de hêtres. Ce n’était pas normal, pas normal du tout. Il sentit la peur naître en lui, et cet embryon de peur devint peu après une réalité lorsqu’au loin il entendit des chiens. Brusquement il se rappela, et la peur alors entièrement l’habita, au point de le faire trembler sur place, au diapason des feuilles qui s’agitaient au bout des branches. Il se rappelait ; il se rappelait du chien dans la forêt ; il se rappelait du chien qui par un jour semblable s’était avancé vers lui, comme surgi du néant ; il se rappelait de sa course en avant, le chien sur ses talons ; il se rappelait du souffle sur son pantalon ; il se rappelait de l’arbre inespéré, de la branche inespérée ; il se rappelait du saut pour se suspendre à la branche ; il se rappelait du « mon dieu, mon dieu, fasse que la branche ne se casse pas » ; il se rappelait de la douleur qui lui monta au cœur lorsque le chien taillada ses mollets ; il se rappelait de cet instant qui lui parut miraculeux lorsqu’enfin il se hissa sur la branche, sur la branche, enfin, mais la chair ensanglantée, mais mort de peur, pétrifié, mortifié, et, au bout seulement de quelques secondes, pris soudain d’une sorte de vertige, d’une sorte de vertige —tenté de se laisser aller, de se jeter dans la gueule du chien, de rejoindre les mâchoires, l’oubli, la mort. Tellement la peur avait été présente, la peur qui était encore là, qui était toujours là, réveillée dans sa fraîcheur première, revivifiée par ces aboiements au loin qui résonnaient dans l’air qui maintenant s’obscurcissait, au point de devenir presque noir, au point de le plonger dans les ténèbres, au point de lui faire oublier qu’il avait cru pouvoir changer, qu’il avait cru un instant échapper à la petitesse, à l’étroitesse de sa vie, d’une vie continuellement dominée par la peur, d’une vie vouée à l’échec, d’une vie triste à pleurer.

La cuillère d’argent ne brillait plus, complètement terne et mate désormais, plus que jamais inutile. Il releva la tête et crut reconnaître l’arbre qui jadis l’avait sauvé. Sauf qu’apparemment on avait coupé la branche. Là où jadis la branche rejoignait le tronc, il y avait désormais une cicatrice. Il s’approcha, fasciné. Lorsqu’il fut tout près, il s’aperçut que la cicatrice suintait, que la blessure se réveillait, qu’elle était vivante, oh combien vivante, et comprit soudain qu’elle l’avait attendu, lui, pour se réveiller. Là-bas, les chiens continuaient à hurler.

La Hêtraie | VI

 

Il la connaissait par cœur, cette forêt. Elle était sienne. Elle était sa propriété. Il aurait voulu la garder pour lui tout seul. S’il avait été en son pouvoir, c’est ce qu’il aurait fait, toutes les années, toutes ces années qu’il n’avait pas vu passées, qui avaient passé si vite  qu’hier ne voulait plus rien dire, qu’hier était confondu, n’était pas plus le jour d’avant que tout le passé, tout le passé que de plus en plus souvent il croyait avoir vécu la veille. C’était hier qu’il pouvait courir ; courir, hier, ça c’était certain ; aujourd’hui il marchait à pas lents ; et de temps en temps, de plus en plus souvent, il devait s’arrêter, faire de longues pauses. Marcher : il craignait de devoir bientôt y renoncer. On ne pouvait guère dire qu’aujourd’hui lui appartenait, et il n’était pas certain qu’hier lui appartînt encore. Non, il avait trop tendance à oublier.

Il s’arrêtait donc de temps en temps, sans penser à rien de précis, en contemplant la forêt qu’il paraissait ne pas voir, tâchant plutôt semblait-il de regarder en lui-même, de chercher encore et encore ce qu’il avait oublié. Il lui arrivait parfois d’esquisser un sourire, comme s’il avait trouvé quelque chose ; mais ce n’était pas certain ; ou alors la chose aussitôt s’échappait, comme la lumière ; comme la lumière qui d’une seconde à l’autre changeait d’intensité ; comme la lumière qu’on ne peut guère capturer. Tout file entre les doigts, se disait-il : aujourd’hui, hier, la lumière… Rien ne m’appartient, ajoutait-il, pas même cette pensée que dans une seconde je vais oublier.

Et puis, il reprenait sa marche, à pas lents. Il avait tout le temps de regarder à ses pieds ; il avait tout le temps de voir que la forêt avait été saccagée ; une fois encore, une fois de trop ; les fougères étaient cassées en deux et de petits papiers blancs ça et là souillaient la mousse. L’homme bougonnait dans sa barbe : aujourd’hui il n’y a pas de respect. Ce n’était pas comme hier. Hier, la forêt était intacte. Elle avait été belle, la forêt. Aujourd’hui ils s’en moquent. Ils n’ont que faire du passé. Ils ne cherchent qu’à s’amuser. Ils tracent des cœurs sur les troncs et croient parler d’amour. Ils s’oublient sur la mousse comme si le monde leur appartenait. Il n’appartient à personne, le monde, cette forêt ne leur appartient pas plus qu’à moi, et plutôt moins qu’à moi. Moi, du moins, je la connais. Je sais que le parfum qui vient de chatouiller mes narines provient d’un petit bois de pins qui jouxte cette hêtraie. Je sais tout, moi, tout de cette forêt, mais je ne suis guère avancé.

Il n’était guère avancé, en effet. En l’espace d’une heure il n’avait pas fait cent mètres. Il soupira et fouilla la poche droite de son pantalon. Inutilement. Il se renfrogna et fouilla alors la poche gauche. Cette fois, il esquissa un sourire. Il n’avait pas tout oublié, non, il n’était pas complètement gaga. La chose était là, dans sa poche gauche. Allons, encore quelques pas.

Il entendit soudain des chiens aboyer. Des chiens ? Ah oui, des chiens ! Ça lui disait quelque chose. Il avait déjà rencontré des chiens, c’était certain, mais il ne se souvenait plus dans quelles circonstances, ne se souvenait plus comment ça s’était passé. Il lui semblait cependant que ce n’était pas drôle, pas drôle du tout. Seulement, il n’arrivait pas à faire le point. C’était trop d’effort et il dut renoncer. De nouveau il dut se reposer, la main posée sur un arbre, la bouche ouverte, avec toujours ce regard qui ne voyait pas, qui paraissait chercher quelque chose en lui-même ; et il y eut même un moment —un moment de grande agitation dans lequel il poussa un cri involontaire— où ce fut comme s’il avait trouvé. A ce moment-là, le soleil traversa les feuilles de telle façon que sous les arbres la lumière devint particulièrement verte, et d’une douceur semblable à celle qui se répand parfois dans les cathédrales, qui se répandrait exactement de la même façon si les vitraux dans les cathédrales étaient verts. Préoccupé par ce qui se passait en lui, l’homme n’eut pas conscience de ce changement de lumière qui pourtant accompagnait son propre chamboulement. De toute façon ce fut bientôt fini : la lumière pâlit et lui-même oublia ce qu’il avait trouvé, ce qu’il avait cru trouver. Rien ne s’était passé lorsque l’homme se retrouva la main posée sur un arbre, cherchant à respirer. Apparemment rien ne s’était passé. On lui aurait dit : « Et les chiens ? », il aurait répondu : « Les chiens ? Quels chiens ? Vous entendez des chiens, vous ? ». Il fit quand même demi-tour. De toute façon, pour ce qu’il avait avancé, ça ne voulait plus rien dire : renoncer. L’impression qui maintenant le dominait, c’était : je suis nulle part. Il n’avait même pas vraiment conscience de faire demi-tour. Il était avant tout obnubilé par l’oubli qui le tenaillait, par l’angoisse de passer à côté de quelque chose d’important, par le désespoir qui le mettait face à lui-même, c’est-à-dire nulle part. Il cherchait, il cherchait, rien ne lui parvenait. Il eut quand même le réflexe de fouiller dans la poche droite de son pantalon, puis dans la poche gauche, et retira une petite cuillère en argent. Ah, la petite cuillère ! C’était quelque chose, une petite cuillère, il était plus que content. Il regarda autour de lui, s’assura qu’il n’y avait personne, se baissa, creusa la mousse, enterra la cuillère. Il regarda à nouveau autour de lui —comme pour s’assurer où il était, avec peut-être dans la tête l’idée un jour de se retrouver — vit une branche —une vieille branche cassée—et oublia instantanément qu’il venait d’enterrer une petite cuillère, qu’il venait de faire quelque chose d’important, quelque chose qu’il ne faudrait surtout pas oublier.

La Hêtraie | VII

 

Il l était en colère. Il était toujours en colère. Il venait de s’échapper, d’échapper à la garde, à la surveillance, en s’enfonçant dans la forêt, en s’effaçant derrière les troncs. Il avait marché le plus vite possible, avait été heureux de constater que ses jambes pouvaient encore le porter au milieu des grands arbres. Il ne se faisait pas d’illusions. Il savait que tôt ou tard on remarquerait son absence, qu’on finirait par le rattraper. Mais c’était toujours ça, toujours ça de gagné. Surtout, il arriverait peut-être, lui, à se trouver, ou plutôt à enfin se retrouver, et peu importait alors qu’on finisse par le rattraper, mort ou vif peu importait, il préférait se retrouver et mourir, mourir de se retrouver, plutôt que de vivre une vie qui depuis longtemps n’en était plus une, une vie où il était plus mort que vif : un prisonnier qui ne rêvait que d’une chose : s’échapper.

Seulement, il ne fut pas long à s’écrouler. Le hasard voulut qu’il se prit les pieds dans une branche morte, et que, perdant l’équilibre, il tombât la tête en avant, dans un trou d’obus, parmi les fougères. Il s’en tira le mieux possible, mais il n’avait plus la force de bouger. Il était comme le nouveau-né qui peut à peine lever la tête, sauf qu’il ne songeait nullement à se débattre, sauf qu’il n’était plus en son pouvoir d’espérer.

Il était donc couché, écrasant les fougères, la tête tournée vers le ciel, mais le nez et la bouche pleins de l’alacrité de la terre lorsqu’elle se joint à la mousse et que s’en viennent grouiller les insectes et les vers. Il ne voyait du ciel que la lumière, car le haut des arbres faisait écran, et c’étaient sur sa rétine de minuscules taches vertes qui fourmillaient comme sous le microscope des cellules qu’on découvre vivantes. C’était le monde qui se penchait sur lui et non plus lui qui se penchait sur le monde. Il ne pouvait guère observer la nature environnante. Un être —un étranger— se serait rapproché, qu’il aurait été condamné à le deviner. Seuls ses sens moins la vue, ses sens plus son imagination, auraient pu lui dire ce qu’aurait été cet être s’il s’était rapproché, cet être plus farouche qu’une bête et plus craintif qu’un extra-terrestre, cet être qui ne se décidait pas, qui peut-être ne se déciderait jamais à se rapprocher.

Etait-ce illusion ? Il lui sembla soudain que la lumière devenait toute verte, prenait la couleur des lentilles d’eau accumulées qu’enfant il contemplait, penché sur le bassin de pierre, guettant l’apparition d’une grenouille qui s’acharnait à ne pas se montrer. De fait, de la tête aux pieds il était environné de vert dans laquelle la lumière oblique semblait se refléter, comme si la nature se contemplait dans un miroir et que lui, caché, la regardait, comme si la nature était une femme ignorant être regardée, comme si c’était là une grâce que la nature consentait enfin à lui accorder. Jamais, jamais, la lumière n’avait été aussi belle, belle à pleurer.

Il savait d’expérience que la lumière ne tiendrait pas longtemps ce niveau d’intensité, et qu’elle basculerait bientôt au-delà des grands arbres, faisant d’ici-bas un monde qui par contraste deviendrait obscur, obscur comme une question sans réponse, ou comme une note d’esthète désespéré. Aussi tâchait-il de la happer, d’écarquiller les yeux et d’ouvrir la bouche, quand brusquement il entendit des chiens aboyer, aboyer, aboyer. Là-bas à coup sûr le sinistre s’était déclaré. C’étaient là-bas comme des voix humaines transformées par quelque enchanteur pour amener la raison à s’égarer. Comment des chiens pouvaient-ils aboyer ainsi ? Quelle était la raison, la vraie raison ? Il ne pouvait répondre à ces questions, de même qu’il ne sut interpréter l’odeur qui peu après lui monta dans le nez, un parfum de fermentation suave relevé par la chaleur d’une carapace, un parfum qui se divulguait soudain comme si quelque part, là-bas peut-être, une capsule venait d’exploser, un flacon chu du ciel soudain s’était brisé. Mais ce n’était pas là-bas, c’était ici-bas, c’était d’ici même que provenait l’odeur, de là, de son corps, il le comprit soudain : la suave fermentation sourdait de sa carapace, et cherchait à faire taire l’alacrité de la terre quand la terre rejoint la mousse où pullulent les insectes et les vers. Il ferma les yeux. Il ne parvint pas à fermer la bouche. Son bras oscillait le long de son corps. Ses ongles fouillaient la terre et la mousse. Ses doigts rencontrèrent bientôt une forme métallique, renflée à l’extrémité, arrondie et incurvée. Il prit la petite cuillère et la mit dans sa bouche. Il tâcha de se l’enfoncer mais ce n’était pas si facile, pas facile à faire, pas facile du tout. Il ne parvint qu’à se gêner, qu’à se faire gueuler : c’était comme si la colère ne pouvait pas passer. Mais alors un râle monta de sa gorge qui eut soudain un fort goût métallique, un râle si puissant, si prenant, si captivant, qu’il oublia le suave suintant de son corps, qu’il oublia le sinistre des chiens sans réponses, comme à l’instant il venait d’oublier à quel point la lumière pouvait être verte, à quel point elle avait été belle, belle à mourir —et cela sans colère, la colère venait de passer.